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Gymnastique

Lorsque j’étais à l’école primaire, on nous demandait tous les jours de nous mettre en rang pour faire des exercices ensemble dans la cour de récréation. L’objectif annoncé étant de préserver la forme physique des élèves. À cette période, la peau du dos de mes mains se fissurait en hiver à cause de la sécheresse et du froid. Toutefois, il m’était interdit de faire les exercices avec des gants, ainsi, dans ma mémoire, la gymnastique de groupe a toujours été associée à la douleur. À propos de cela, trois questions me laissent perplexe. 1. Pourquoi les élèves n’étaient-ils pas autorisés à se déplacer librement dans la cour de récréation ? 2. Pourquoi les élèves n’avaient-ils pas le droit de porter des gants sur leurs mains gelées si c’était pour leur bien-être ? 3. Pourquoi devaient-ils faire de la gymnastique ensemble dès leur plus jeune âge ? Des années plus tard, lorsque j’ai été capable de réfléchir à cela, ces trois questions m’ont paru de plus en plus intéressantes.
 

Dans les pays où il existe une tradition collective, la gymnastique radiophonique est définie comme un exercice de fitness collectif, mais il s’agit en fait davantage, selon moi, d’un entraînement à l’obéissance physique et d’un rituel commun qui aide à la constitution d’un sentiment d’identité. Chaque matin, tout le monde est réveillé par le son de la gymnastique radiophonique diffusée par le haut-parleur. Ce marqueur de temps, qui indique le début de la journée est contrôlé par un seul centre de commande entre les mains duquel se trouve finalement la domination du temps. Ce son rappelle aux gens qu’ils doivent réveiller leur corps, tous en même temps, selon un ordre commun, et le mettre progressivement en mouvement pour être dans un état convenable pour le travail et les études. Cette discipline physique collective est née à partir d’exercices militarisés auxquels ont été ajoutés quelques pauses récréatives pendant lesquels les participants peuvent, par exemple, sauter pendant quelques secondes de manière assez anarchique. Cette domination et ce contrôle, qui se font au nom de la santé et de la science, transforment les corps en corps rituels et politiques. Le lieu où les exercices sont effectués devient alors un terrain d’entraînement pour la discipline, la régulation et la transformation. Au final, chacun devient inconsciemment l’exécuteur du pouvoir, veillant non seulement sur lui-même mais aussi sur les contrevenants. L’homme perd ainsi sa créativité et sa dignité, devenant une créature qui ne peut effectuer qu’un travail répétitif, automatique et laisser libre cours à ses désirs les plus primitifs. Il s’agit d’une véritable reproduction de ce que Foucault appelait la “discipline” et Agamben la “politique de l’identité”. Et cette discipline est toujours d’actualité.

L’exemple de Awa-Odori, la danse d’Awa, au Japon, me semble aussi être un bon exemple. Comme les cours de gymastiques auxquels j’avais assisté toute mon enfance, les danseurs suivent des gestes simples, coordonnés, presque militaires au son d’une musique et de paroles répétées.

Récemment, ma démarche artistique s’est concentrée sur l’étude du pouvoir et de l’influence des institutions sur les hommes et en particulier sur le thème de l’asservissement des populations par les pouvoirs. C’est la notion d’’’homo sacer’’ *, qui illustre bien cette idée et notamment comment des êtres humains pouvaient se retrouver serviles, sans défense, et sans même la capacité de contester jusqu’à la mort. Comment la société depuis l’Antiquité a-t-elle réussi à conditionner et formater tout instinct de survie humain, et à faire de ses propres citoyens une simple main d’œuvres obéissante et conformiste ? Les acteurs du pouvoir ont réussi à dociliser à travers ses institutions toute une population, qui va jusqu’à ‘’accepter tacitement’’ sa propre mort. Un exemple vient à l’esprit pour illustrer cette notion d'"Homo Sacer’’, celui de la Grande Famine en Chine qui a causé 37.558.000 morts.

 

Au cours de mes expériences artistiques, j’ai pu observer des formes de violence institutionnalisée, caractérisée par l’utilisation de la discipline, de la punition et de l’asservissement, notamment au siècle dernier, pendant les deux guerres mondiales. Cette situation renvoie évidemment aussi à notre époque liberticide, où les États ont pris de nombreuses initiatives aboutissant à la privation de nos droits les plus essentiels.

 

Une autre forme de modernité me semble très angoissante dans le monde à venir, le monde cyberpunk, celle des nouvelles technologies. Certes l’intelligence artificielle, les téléphones portables, le Big Data sont des innovations très pratique, mais toutes les technologies, au-delà de leur caractère spectaculaire, peuvent conduire à des modifications importantes sur notre rapport à l’autorité et notamment conduire à un développement de la violence systémique.

 

*Homo Sacer : À l’époque romaine, une personne sans droits civiques, un paria, qui peut être tué par n’importe qui.

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